LENA KELLER

Comment la photographie numérique, avec ses filtres, ses logiciels de retouche, influence-t-elle les regards que nous portons, nous autres humains, sur le monde, et en particulier sur les paysages qui nous entourent? Comment de nos jours la peinture peut-elle se développer en parallèle à l'image analogique et que peut-elle y ajouter ? Telles sont, parmi d'autres, les interrogations de Lena Keller, qui oppose, dans une démarche toute dialectique, la matérialité directe, légèrement granuleuse, du tableau (elle travaille « à l'ancienne », à l'huile et au pinceau, sur toile le plus souvent de coton) à l'abstraction lisse et plate, immatérielle, du cliché numérique. L'objectif de l'artiste, dont l'œuvre picturale repose sur une réflexion très fortement conceptualisée, est de faire la synthèse des oppositions entre les deux formes d'expression pour ainsi mieux questionner les enjeux iconiques de son époque.

Ses œuvres, tant dans ce qu'elles montrent que dans le flou qui très souvent en estompe les objets, imposent au visiteur une impression d'ouverture et d'atemporalité.

Rien qui raconte: il n'y a dans ces tableaux ni d'avant, ni d'après possible, on est plongé dans un présent semble-t-il perpétuel, sans mouvance : il n'en va pas non pas d'instantanés saisis fortuitement mais de l'absence de toute temporalité, d'une éternité immobile. Ce qui est évoqué - rien n'étant, dans ces paysages, vraiment marqué comme propre à une région déterminée -, c'est une universalité élémentaire (pour autant qu'on puisse voir : de l'eau, de la pierre, du végétal, tels qu'il s'en trouve sous toutes les latitudes) et familière tant elle s'inscrit dans l'ordre d'un « déjà vu », de sortes d'archétypes primitifs qui répercutent leurs échos, confusément, dans la mémoire visuelle de qui regarde.

Confusément, il faut y insister : Lena Keller n'a pas pour projet d'orienter le regard du visiteur en recourant au procédé classique de la dénomination. La plupart de ses tableaux sont anonymes, si on peut dire, au sens qu'ils n'ont pas de titre afin d'éviter sans doute que le langage ne trouble le regard, ne le détermine dans une compréhension donnée par avance excluant toutes les autres possibles. Ainsi ce que je regarde, ce que je vois, est-il innommé, c'est à moi, non à l'artiste, à lui trouver une signification. C'est prêter un rôle d'une certaine importance à la subjectivité du visiteur : à lui, avec sa propre culture, avec son expérience personnelle du monde, de percevoir ce qui est peint, de créer un lien entre perception visuelle et réalité. Ce qu'il voit ? des arbres peut-être dans une aurore pluvieuse ou vaporeuse, à moins qu'au crépuscule ; peut-être des nuages sur une plaine sèche, à la rare végétation ; de l'eau peut-être coulant sur des galets. Quelque chose, en tout cas, qui nous rappelle qu'il existe autour de nous une nature bien réelle, médiatisée par notre regard et par nos instruments modernes de représentation, dont il s'agit d'interroger aujourd'hui plus que jamais la présence supposément immuable.

Paloma Hermine Hidalgo

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